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couverture Et tu danses, Lou

« Et tu danses, Lou » : l’histoire peut commencer. On y trouvera ce qu’il faut d’efficacité et d’errances hospitalières, d’usines à gaz et de belles solidarités, d’anges gardiens et de crétins patentés … et la langue des signes

Une famille.
Il y a dix-sept ans, tout était là, le désir, la chambre, les biberons et les couches.
Un hasard génétique a mis au premier jour sur le chemin de leur vie commune un invité-surprise. Une singularité qui fait que l’enfant Lou présente « des troubles sévères du langage et quelques difficultés associées ».
La vie est facétieuse : maman fait des livres et papa travaille à la télé.
L’histoire peut commencer.
On y trouvera ce qu’il faut d’efficacité et d’errances hospitalières, d’usines à gaz et de belles solidarités, d’anges gardiens et de crétins patentés, une sœur aux petits soins et beaucoup d’amitiés, quelques mots venus de loin, la langue des signes et le sens du geste, la question de la transmission et celle d’une place à trouver pour chacun. Le chaos et l’amour.
Et il y a Lou et ses yeux bleus, une héroïne rayonnante qui a révolutionné leur quotidien. C’est à elle qu’une mère et un père adressent ce dialogue.
« Et tu danses, Lou »

livre-Et tu danses, Lou

Paru le 30 octobre 2013.


« Et tu danses Lou » une suite, un texte, écrit quelques années plus tard, en 2016…

LE PLUS BEL ÂGE DE LA VIE

Je t’ai eue plusieurs fois au téléphone ce matin. Tu étais en « pause » dans l’Esat[1], près de Caen où tu fais un stage. Le temps est venu -20 ans ce n’est pas rien- où ces adultes que … 

« J’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie.
Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, les idées, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre sa partie dans le monde. »

Paul Nizan, Aden Arabie.

… sont tes parents, ces balises que sont la loi ou l’institution -comme façon générale de penser dans un pays donné à un moment donné- te conditionnent à une vie sociale. Ça tombe bien, tu fais du conditionnement et il sera écrit dans ton rapport de stage que tu t’adaptes plutôt bien à cette contrainte mécanique d’une nouvelle partie de ton monde. Mais ton tropisme (choisir un adulte comme repère) te rattrape et changer d’atelier, donc d’éducateur, t’est fatal. Ce premier début d’expérience professionnelle est stoppé. Ce n’est pas le travail qui te rebute, c’est le manque de l’autre rassurant. Nous sommes nous, à 250 kilomètres de là, à guetter le nouveau parcours d’une jeune femme, interne depuis 5 ans dans un établissement pour sourds*[2]. Elle ne l’est pas, mais dans cet établissement, les « troubles complexes » du langage fédèrent quelques élèves dans une section adaptée.

Ton père te qualifie de jeune femme… Il a raison, tu es une jeune femme puisque tu vas avoir 20 ans. Mais pour ma part, j’ai du mal à faire coïncider deux images : celle de Lou et celle de la jeune femme. Tes attributs sont encore ceux d’une jeune fille.
Et pour moi, ils sont ceux de ma petite fille avec un petit chapeau rouge.
Justement, ce matin c’est le déluge : on a l’impression que Paris va se noyer dans sa pluie. Il paraît que le temps est plus clément à Caen. Ça tombe bien, nous sommes lundi et tu vas prendre le train.
Tu as retrouvé au fond d’un tiroir un chapeau à carreaux rouge.
Il est de circonstance.  Et toi, tu es parée.
Et je réalise en cet instant précis, apercevant ta silhouette, que tu es une jeune femme.
Ambivalence de mère.

Au téléphone, ce jour-là, tu pleures, et tu ries –ton absolu et rassurant sens du coq à l’âne; et tu me bouleverses, et tu m’emplis. Je suis le jouet de tes montagnes russes. Je le sais, j’essaye de m’en préserver, mais l’émotion peut être l’hiver venteux des hommes ou des pères qui questionnent leur rôle. Je me voudrais point d’appui. Mon cœur peut être d’artichaut et je me pose la question : sommes-nous capables de voir Lou comme cette adulte que tu es devenue? Au cœur de cette solitude de gardien de but, avec ou sans l’angoisse du pénalty, une seule nécessité : te sortir d’une assignation naturelle de parents : te considérer comme notre bébé. Tu le seras toujours. Comme dans le canapé du dimanche soir, quand ta mère et toi vous taquinez à hurler de rire dans une version bien tempérée du fusionnel. Mais aujourd’hui, les positions à prendre différent. Nous sortons de la (sur?)-protection de l’enfance et avons à penser à « te trouver du boulot », à tout le moins te proposer une vie sociale. Pas facile, dans la division qui est la tienne, celle du handicap rare et des troubles complexes du langage! Bis repetita. Nous sommes aux grilles d’une nouvelle « usine à gaz ». L’image correspond bien à ces bricolages pluridisciplinaires que nous avons déjà trouvés ou inventés pendant tes deux décennies de jeunesse*[3]. Sa construction commence tôt, quand, après la surprise d’une naissance inattendue ou l’annonce d’un diagnostic sévère de maladie grave ou de différence, les possibilités –avant le faire face- sont multiples : la fuite, l’angoisse, le déni. Ce peut être une défaite de l’ego en rase campagne, une défaite du couple, un deuil à faire : celui du « deuil du deuil » de l’enfant idéal. Ce n’est jamais rien de trop savoir!
J’ai écrit un jour, que j’organisais ma première réponse  à cette adversité comme un aveuglement et un empêchement à penser. Parce que je préférais m’occuper de la qualité des couches plutôt que de me coltiner à l’inexorable et à une métabolisation qui aurait lieu plus tard : « Un réflexe ! Etre là faute d’être père et compagnon. J’aurais pu me vouloir héroïque. Je ne fus que banal, agité et pitoyable. » Le temps des reconstructions est parfois long, souvent incertain, toujours formateur. C’est la raison pour laquelle j’utilise cette expression. La réponse est plurielle, difficile à coordonner. Elle n’a pas, comme dans son acception courante de valeur dépréciative. Notre construction industrieuse ressemble au centre Georges Pompidou. On peut aimer ou pas ses joyeuses et colorées tubulures mais on doit la considérer comme de l’art, à tout le moins, comme une architecture bien utile. Elle abrite des occasions de culture, cet aller de l’avant.

Nous avons insisté auprès de l’équipe pédagogique et éducative du CROP : « Il faut que Lou fasse un stage ».
Il a été minutieusement préparé; deux visites ont eu lieu dans cet ESAT et tu as été accompagnée par Marion G., la responsable de l’orientation professionnelle des jeunes. Tu y as rencontré le directeur et le chef d’atelier.
Marion a organisé des réunions spécifiques au cours desquelles elle t’a expliqué le mode d’emploi et les règles du nouveau challenge que l’on te fixait. Elle t’a rassurée aussi, sécurisée autant que possible.
Tu étais contente, impatiente, semble-t-il, de faire ce que tes parents, tes éducateurs promettaient d’être une expérience de « GRANDE ».
Et puis le 1er jour est arrivé.
Si ton père est bouleversé de t’entendre pleurer, moi je suis anéantie. Tu nous appelles à tour de rôle à chaque pose. J’ai compté quatre pauses par jour.
Pendant trois jours.
Et tes pleurs sont lourds. Ils pèsent l’équivalent de deux, trois éléphants boulimiques.
Il n’y a personne pour nous rassurer, car évidemment le chef d’atelier ne va pas prendre le téléphone pour nous dire que tout se passe bien et que tu ne pleures que lorsque tu entends notre voix à ton père et à moi.
J’essaie de me figurer où tu es, ce que tu fais.
Mais aucune image ne vient.
Je ne connais ni l’endroit et n’ai même jamais visité d’ESAT.
Et c’est peut-être presque mieux de ne pas te projeter, je nous protège.

Et tu ries, et tu pleures… Et je ris et je pleure, heureusement planqué, à bonne distance, derrière mon combiné. Et je me dis que toi aussi, dans la singularité, tu iras loin, en France. D’autres parents ont opté pour un ailleurs où catégoriser pour caser est moins nécessaire.
Bon, tu ne feras pas carrière à l’ESAT de Giberville. Le directeur a estimé que la fréquence de tes pleurs ajoutée à ton besoin constant d’être avec le chef d’atelier était difficilement compatible avec le statut d’« usager » exigé.

Ce n’est pas grave ma Lou, nous te trouverons un autre stage.
Au diable les humeurs chagrines.
Tu as 20 ans dans quelques jours.
Et je tente d’imaginer ce que cette expérience a pu signifier pour toi. Un triple enjeu : l’attente de tes parents, celle de tes éducateurs et la tienne. Il est à l’eau.
Comment te représentes-tu ton avenir ? De quoi as-tu envie ?
Que t’offrons-nous, nous tes parents ?
Des doutes, des suppositions.
Il te faut, comme toujours, un sérieux aplomb pour ne pas être découragée. Et une force solaire qui te donne l’occasion de te réjouir des plaisirs à venir comme une séance de poney, une fête ou une déjeuner au restaurant.Depuis ta naissance, tu n’as cessé de progresser et tu progresses encore, comme c’est l’usage de le dire  quand nous parlons de toi lors de nos échanges avec les éducateurs, les interlocuteurs de la MDPH
ou les médecins. Oui, c’est la question centrale et récurrente pour chaque enfant, chaque adolescent, chaque jeune adulte en situation
de handicap. Oui, tu progresses. Par exemple, les mots que tu recopies sur l’ordinateur deviennent des signifiants. Plus des hiéroglyphes impossibles à déchiffrer.

                                      

L’appel du livre

« Oh!, là là!… » Ce n’est pas rien mais c’est page 13 d’un livre à l’épaisse typographie dont je te vois, béat, suivre les lignes. Et tu verbalises ce « Oh! là là! » que « soupire Féline. » Et que tu as repéré dans cette histoire de chevaux de La bibliothèque rose. Bien sûr, tu pratiques le poney depuis l’enfance mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Non, tu lis. Plus exactement, tu pointes du doigt et tu déchiffres. Ta mère et moi n’avons jamais renoncé à cette idée -un fantasme?- que tu lirais un jour malgré cet apprentissage que tes troubles sévères du langage rendaient inimaginable. D’ailleurs, le livre ouvert n’a jusqu’ici jamais été dans tes habitudes.

C’est vrai, mais reconnaissons tout de même la force du mimétisme. Je ne suis pas certaine que tu aies jamais vu ton père sans un (ou plusieurs) livre à la main ou sous le bras. Quant à moi, outre l’habitude de me voir lire, tu sais aussi que l’édition est mon métier.

Mais nous n’avons jamais abandonné le verbe même si les urgences de ta socialisation visaient d’abord ses aspects pratiques : prendre un métro, faire les courses ou les classiques « repassage » et « cuisine » des emplois du temps des lieux parascolaires que tu as fréquentés. Je garde en tête une possibilité : celle que tu finisses par lire à 35 ans. Dans cette presque galéjade, un double questionnement : celui de l’utilité de la lecture dans les empêchements qui sont les tiens, qui font les chemins escarpés et que compensent généralement les prises en charge; par exemple les pictogrammes. Celui qui porte sur une société qui considère qu’à 20 ans, les diverses scolarités s’achèvent pour les personnes en situation de handicap. Les MAS qui se médicalisent, les CAJ (mieux vaut ne pas s’arrêter sur la phonétique de cet acronyme) qui occupent, Les ESAT qui adaptent le travail apprennent rarement à lire. Et dans lesquels, selon les témoignages, la notion de rentabilité gagne, comme si le marché avait à rendre productif le handicap. Et pour la lecture, qu’importe que Freud ait dit : « Si vous cédez sur les mots, vous cédez sur les choses ».
Autre interrogation : pourquoi te faudrait-il travailler ou pourquoi faudrait-il te conditionner au conditionnement dans un pays de cinq millions de chômeurs dans lequel commence à émerger, y compris dans le discours  gouvernemental actuel ou dans la pensée économique de droite ou de gauche pour des raisons différentes, l’idée du revenu universel; cette forme de redistribution qui donnerait à chacun dès la naissance une valeur, indépendamment de ce qu’il produirait et du travail qu’il fournirait? Ainsi donc sont remis en cause une donnée cardinale et structurante de nos sociétés et ses avatars contemporains du libéralisme. Dans cette encore utopie, un sourire dans le métro qui déride une rame vaut un boulon soigneusement serré sur une chaîne de production automobile et chacun peut choisir de développer son artisanat, une présence aux autres, un engagement ou de jouer au circuit 24 de la course à l’argent et du statut social… Et le handicap, singularité statistique, ne décaserait plus.

Il y a une question que ton père n’aborde pas ici.
Ta vie amoureuse.
C’est comme si cette question cristallisait les peurs et les fantasmes liées au handicap.C’est peut-être le noyau de ma douleur.
Indicible et intime.
Tu es pourtant une amoureuse flamboyante.
Les sentiments que tu portes sont puissants et parfois insistants.
Tes codes sont encore ceux de la fraîcheur, de la candeur  et d’une naïveté bouleversante.  
Tu tombes « amoureuse » de ton prof d’équitation ou de ton kiné. Ils sont mariés, ont des enfants et n’ont que bienveillance et attention à t’offrir.
Nous avons te raconter la vie et beau te répéter que cela n’est pas possible, tu ne veux rien entendre et je te surprends les yeux dans le vague voyageant vers un impossible.
Mais l’impossible n’est pas ta religion ni la nôtre.

Karaoké   

Donc, tu pourrais lire dans quinze ans. Et, somme toute, tu es moins pingre que cette société qui besogne à vous trouver une juste place. Tout ton être au monde continue de nous apprendre. Il est sans limite pédagogique. Ton seul commerce fait nos apprentissages et tu es la titulaire de la chaire de condition humaine de notre université. Je ne suis pas sûr que les autorités compétentes l’entendent de cette oreille. En France le handicap a pour tutelle le ministère de la santé. Je lisais l’autre jour que dans de nombreux pays, « l’inclusion » des enfants autistes dépend du ministère de l’éducation et que leur accès à un métier en est largement facilité. Nous revoici aux portes de l’avoir à trouver seuls. Il nous faut retisser ton accès déchiré au monde. D’ailleurs, il y a peu, le rythme et la scansion d’une chanson t’emmenaient dans un très beau karaoké interprété en totalité et en français signé : « Le déserteur » de Boris Vian. Sans rire, un magnifique signifiant de tes chemins de traverse.   
C’est -qui sait?- c’est jour de grand soir ou de lendemain qui chante. Va savoir. Toujours est-il que tout à l’heure, tu devrais dormir seul dans un studio que nous louons dans l’immeuble où habitent la famille et Loula, la chatte qui est en train de regarder mes doigts courir sur le clavier. Important l’animal que tu as dit vouloir emmener avec toi pour cette première nuit que tu veux passer en solitaire.
La main, à plat qui scalpe le dessus de la tête, c’est le signe du ras-le-bol. Dans ce geste, que tu accompagnes généralement d’un « papa é maman » oralisé avec humour et gourmandise, il y a ton âge, ton besoin de séparation et ta soif d’autonomie. Donc, ta mère et moi nous mettons en condition. Il te faut un barda : de quoi dormir, « petitdéjeuner », nourrir l’animal avec litière, anticiper quelques coups fil intempestifs de milieu de nuit. Et je me dis que j’ai tout faux. Tout va forcément très bien se passer. J’en reparlerai plus loin puisqu’il n’est que midi.

                                            … /…

Bon, le voyage en terre inconnue n’a pas abouti cette fois-ci. Partie remise à la semaine prochaine. Malgré Loula, la chatte en compagne de nuit solitaire… une hésitation de dernière minute, le crépuscule et la fatigue venus. Pour nous, une tranquillité gagnée à ne pas surveiller de nuit le téléphone. Et en attendant, dépités et réduits à se vider la tête en regardant sur une chaîne commerciale la fin d’une téléréalité : Koh-Lanta. Pour nous, le séjour sur l’île de la démerde est à visa permanent. Comme la patience!  
Patience, patience, patience! La répétition de tes questions nous exaspère autant qu’elle nous interroge. Pourquoi as-tu autant besoin de nous entendre dire et redire les mots que tu ne peux pas prononcer mais que tu comprends précisément ?
S’agirait-il d’une stratégie et d’une sorte de pédagogie poussée à l’extrême ?
As-tu besoin que nous te répétions mille fois que nous te comprenons bien?

Aidant, voilà un mot qui nous concerne et un rôle que nous n’avons jamais eu conscience d’endosser. Pourtant, il s’agit de bien de porter attention à tes possibilités et à tes envies, d’imaginer les meilleures tambouilles dans un spectre singulier. Mais quand-même, à bien y réfléchir, j’ai quelques difficultés à t’aimer en même temps que je t’aide, à mêler un immense intime à ce besoin de catégorisation sociale qui peut susciter les compassions ou les solidarités, débloquer les aides ou les subventions mais qui ignore l’infini de la personne, en général; et le tien, en particulier. Mon mal de repère…   

Mon mal de mère.

      Des airs de grand oral

Sais-tu lasser tes chaussures? Te repérer en territoire ennemi, enclencher la fermeture éclair du blouson? Couper ta viande? Equilibrer tes repas? Les faire chauffer? Manger froid? Avoir l’idée de manger? Rester seule? Te faire cuire un œuf? Comme ta sœur? Te laver sans que quelqu’un ait à te dire de ne pas négliger les aisselles ou les canines? Accompagnée, comment? Jusqu’à quel point? Cet inventaire destiné à identifier les aides nécessaires à l’adulte que tu es devenue nous renvoie dans les cordes de nos habitudes à désormais considérer que nous vivons tranquilles. Des as jusqu’à ces points d’étapes de la métabolisation du handicap. Entre deux évaluations nous allégeons la garde face aux stratégies que nous déployons sans doute socialement utiles à définir et à mettre en case pour déterminer l’étendue d’une prise en charge ou de besoins spécifiques. Le retour du réel nous cueille dans les bureaux de la MDPH quand il s’agit d’organiser ton statut d’adulte en situation de handicap, que les mots tutelle, curatelle ou conseil de famille pointent un groin inquisiteur qui nous semble incongru dans notre routine familiale mais que notre responsabilité doit sans doute prendre en compte.

Cruauté du questionnaire de la MDPH. Nous ne te reconnaissons pas dans la liste des impossibles qu’il faut comptabiliser.
Nous te voyons surtout dans les possibles.

Comme Emmanuel Lévinas l’aurait dit, nous « t’envisageons » .
C’est la force que tu nous donnes et qui devient la nôtre à tous les trois.
Et l’amendement Creton a du bon mais sera inutile. Un Yalta caennais aura suffi. Tu feras une année supplémentaire dans l’ouest normand. D’ailleurs, actuellement en France, six mille adultes continuent de fréquenter des établissements pour juniors. On affirme, on réaffirme, des lois sont votées, leur réelle application tarde. Cela dit, l’autre jour, sur l’écran, une personne sourde « Dansait avec les stars » et une jeune aveugle gagnait « Voice kids ».
S’inscrivaient là, à des heures de grande écoute, des évidences, un ordre des choses, au delà -sans doute, mais va savoir- de la bonne conscience. Si je dis cela c’est parce qu’aujourd’hui, dans ce pays moderne, la sexualité des personnes handicapées est tue quand elle n’apparaît pas comme une occasion ou un prétexte de débat sulfureux. Le tabou d’une évidence…
Tout est donc à oser dire, à toujours oser mettre en place, à inventer. A la télévision, dans les familles, dans les textes. Pour soi, il s’agit de faire face, pour la société il s’agit de savoir, d’obliger par la loi et par l’exemple, à porter attention à chacun de ses membres. On pourrait reprendre ici le mot « Tisserands »*[4]du philosophe Abdennour Bidar, pour désigner celles et ceux qui, face aux impossibilités ambiantes, travaillent à réparer « telle ou telle pièce du grand tissu déchiré du monde humain… » L’associatif peut avoir cette vertu de redimer les trous ou les manques du système. 

Les tisserands

AFHAR-TCL : dans cet acronyme,  le début d’une aventure et une nécessité. Quand, après avoir visité quelques lieux inappropriés, d’autres plus appropriés à ta singularité mais dans lesquels la langue des signes n’est pas un outil de communication, les troisièmes encore, ghettos dont nous sortons déboussolés; après avoir oublié ceux dont l’accueil rime avec relégation et décourage; quand le vent a fini de nous baisser les bras, nous découvrons –mais bon dieu, c’est bien sûr!- l’évidence de l’associatif avec quelques familles croisées ces vingt dernières années, toutes revenues insatisfaites de ces visites diverses et variées de lieux d’accueil ou de socialisation. Pas qu’ils ne soient pas accueillants –quoique- ou animés par des équipes épatantes –pas toutes- mais notre handicap n’y trouve pas évidemment son content.  

Nous sommes fiers, tu sais, ton père et moi d’être tous les deux vice-président-e-s de l’association créée avec les parents de tes copains du Centre pour enfants pluri handicapés de la rue Daviel à Paris. Nous allons réussir à créer la structure que nous recherchons, nous n’oublierons rien de ce que nous imaginons de mieux pour vous. Du nécessaire apprentissage, de l’autonomie, des jeux, de l’informatique au service de la pédagogie, du sport, du théâtre, de la musique, de la
sculpture, des animaux, des fleurs, des fruits, du beau. Très concrètement, il s’agit de mettre à votre disposition tous les outils et les filières qui faciliteront votre accès à la société et au monde.  

Peut-être faut-il encore insister ici, avant de parler de l’AFHAR-TCL*[5], sur la qualité et l’engagement des intervenants. Quant à la fraîcheur des peintures ou l’individualisation des projets pédagogiques, ils ne sont pour rien dans la vérité d’un constat simple : projeter ou se représenter sa progéniture dans un établissement conseillé par tel ou tel centre de ressources où le fauteuil, dont elle n’a pas besoin, est le signe particulier est une gageure. Ces retours d’expérience parentaux se ramassent à la pelle. Et je ne sais évidemment rien de l’intérêt que toi, ma fille, tu pourrais y trouver. Je ne peux que le fantasmer. Et si, toi marchant, tu te sentais valorisée par ta différence? A contrario, et si toi, dans tes retards d’acquisition, tu te trouvais en porte-à-faux avec toutes ces intelligences sur roues? Samuel Beckett y retrouverait son absurde et Stieg Dagerman redirait en désespoir de cause que notre besoin de consolation est impossible à rassasier.
Quant à nos moutons associatifs, ils paissaient dans les champs parcourus ces vingt dernières années par quelques familles dont nous sommes et qui, faute de solutions réellement adaptées et sans envie d’exil outre-Quièvrain, prennent un verre, quelques amuse-gueules, et finissent par convenir qu’y aller serait peut-être mieux.
Y aller ? À la fondation d’un centre expérimental! Un « hub » dirait l’aéronautique, une plateforme de lancement dirait la conquête spatiale, une possible ouverture sur le monde, un établissement pour vingt jeunes adultes en situation de handicap pour rester terre à terre dans une société volontariste mais rattrapée et piégée. Par « la somme des fêlures, peurs et désarrois ancestraux que véhiculent les productions culturelles autour du handicap. De toute éternité, les humains redoutent de traverser le miroir des apparences pour affronter leur propre chétivité. A quel moment se briseront-ils? Ils ne connaissent pas de plus cruciale ni de plus constante inquiétude. Devenir brouillé et incertain… Aussi trouvent-ils dans l’imaginaire une sorte d’anti-destin; un bouclier pour se protéger de l’image, toujours éprouvante, parfois insoutenable, de leur imperfection : celle que leur renvoient en miroir les blessures de leurs semblables. Comment parvenir à « naturaliser » le handicap, dont chacun porte pourtant implicitement la trame ou la trace? Comment affronter, sans détourner ses yeux, la fragilité comme essence de son être?
La fuite devant soi et la destinée commune, stratégie aussi vieille que l’homme… »*[6]

Tisser un anti-destin : belle et si modeste titraille! C’est, en région parisienne, notre petite utopie entre aventure et nécessité dans une présentation très orthodoxe susceptible de convaincre décideurs publics ou mécènes privés. 

« …. Les jeunes adultes ont besoin de plus de temps et ils ont, à 20 ans, encore un potentiel important qu’il convient de développer :
Consolidation de leurs acquis en matière d’outils de communication ;
Ils ont besoin de la Langue des Signes Française (LSF), mais de façon différenciée de celle des sourds car ils sont entendants et ont besoin du soutien de l’oral ;
Des apprentissages « pédagogiques » doivent être maintenus, afin de leur permettre de gagner toujours plus en autonomie : lecture, écriture (sous toutes leurs formes, selon les capacités de l’enfant : mots, pictogrammes …), mathématiques ;
L’utilisation des nouvelles technologies doit être mise en avant : elles leur permettent de trouver d’autres canaux pour s’exprimer et leurs capacités dans ce domaine sont souvent remarquables ;
Des rééducations doivent être mises en place, en fonction de leurs difficultés spécifiques et de leurs souhaits : orthophonie, psychomotricité, kinésithérapie, orthoptie, ergothérapie ;
Toutes leurs activités doivent être adaptées en fonction de leurs difficultés propres, qui peuvent être praxiques, motrices, visuelles (…) ;
Leurs préoccupations, et notamment celles de leur âge, doivent être prises en compte et il convient de ne pas les infantiliser, ce que l’on observe fréquemment avec un public atteint de trouble du langage ;
Des ateliers préprofessionnels doivent être pensés avec certains d’entre eux, dont les capacités leur permettraient d’envisager une insertion professionnelle future ;
Ces jeunes doivent enfin pouvoir se retrouver avec des « pairs » : le droit de se faire des amis. …. »

Et nous avançons. Des locaux sont sans doute trouvés; une réflexion sur la synergie professionnels-parents est menée;  pour bénéficier d’un droit d’extension un adossement sur une association aux plus larges épaules est en bonne voie; la tutelle a été largement sensibilisée et nous sommes à deux doigts des cordons de la bourse; de nouvelles idées sont apparues (résidence ou ateliers d’artistes, regroupement avec d’autres offres sociales et collectives). Dans notre course, nous rencontrons autant d’énergies et de soutiens insoupçonnés que de réticences et de prés carrés; autant d’envie collective que de requiem intime…   
De fait, il nous reste quelques nuits sans lune quand il nous faut consentir aux trains que tu veux prendre et que tu n’as pas encore pris -pour celui qui t’emmène à Caen, c’est en bonne voie- ou à ceux que tu ne prendras vraisemblablement pas : la maternité, l’université, la conduite automobile, le piano ou le tennis pour faire court. C’est là, dans ce manque sans doute définitif et radical que niche cette invention collective dont, parents, nous sommes les garants mais qui n’exclut rien des savoirs et des solidarités actives, des attentions de celles et ceux qui t’ont bordée toutes ces années. Il y a dans ces solitudes qui se cherchent une identité de sujet. Elles construisent dans un social possible la chance d’une vie pour chacun.

Dans quelques jours, pour tes 20 ans, nous allons faire une fête avec
Tous nos amis. La nuit sera longue et belle.
Et tu danseras, Lou.

Pom Bessot
Philippe Lefait
Mai 2016


[1] ESAT : Etablissement et Service d’Aide par le Travail

[2] CROP : Centre Ressource de l’Ouïe et de la Parole (http://www.crop-caen.fr/)

 [4] Abdenour Bidar, « Les Tisserands, Réparer le tissu déchiré du monde ». Editions Les Liens qui Libèrent, 2016.

[5] Association France Handicap Rare-Troubles Complexes du Langage. http://menbret.lediet.fr/asso.html

[6] « Le handicap dans notre imaginaire culturel/Variations anthropologiques 2 », Charles Gardou. Editions Erès, 2015.Edit

Lecture

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    Atteint du syndrome d’Asperger, l’homme qui se livre ici aime la vérité, la transparence, le scrabble, la logique, les catastrophes aériennes et Sophie Sylvestre, une camarade de lycée jamais revue depuis trente ans. Farouche ennemi des compromis dont s’accommode la socialité ordinaire, il souffre, aux funérailles de sa grand-mère, d’entendre l’officiante exagérer les vertus de la défunte. Parallèlement, il rêve de vivre avec Sophie Sylvestre un amour sans nuages.

  • « Les 100 mots de la génétique » de Dominique Stoppa-Lyonnet et Stanislas Lyonnet

    « C’est dans mes gènes ! » ; « c’est l’ADN de notre maison ! »… De la génétique, le langage courant a tiré des expressions imagées qui parlent à tout le monde. Mais qui connaît réellement cette science de l’hérédité ? Elle fascine, pour les progrès qu’elle a permis et qu’elle promet, autant qu’elle inspire la défiance, à cause de la façon dont elle semble instrumentaliser l’humain.
    De fait, les problèmes éthiques qu’elle soulève sont de taille … 

  • Charles Gardou : les mots d’un père …

    « Les mots ont été mes seuls amours, quelques-uns » Beckett. Charles Gardou connaît la férocité du fauve, celle que le handicap redouble quand il touche l’enfant. Quand le réel psychanalytique l’a cogné, l’anthropologue et l’universitaire lui a opposé une première réponse théorique. La diversité et la singularité de l’humain sont devenues son sujet dans une société, la nôtre, où, dans « le tintamarre des normes », « l’on fantasme le handicap de ne pas le connaître ». Quand ailleurs il est tout aussi possible de se passer du mot inclusion et d’être dans une communauté naturellement hospitalière de sort et de destin avec les personnes empêchées.